Kissinger et l’ordre du monde /1

Henry Kissinger, un nom qu’on associe surtout à l’administration Nixon, sous laquelle il fut conseiller à la Sécurité nationale puis secrétaire d’Etat, à la guerre du Vietnam et au bombardement de pays tiers (Cambodge et Laos), au coup d’Etat de Pinochet au Chili ou au soutien du Pakistan dans la guerre de libération du Bangladesh qui fit trois millions de morts.

Quoi qu’on en pense, ce partisan de la Realpolitik, « la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national », celui qui a permis aux Etats-Unis d’ouvrir le dialogue avec la Chine, est une personnalité incontournable de l’histoire contemporaine et un observateur hors pair des mouvements qui font l’histoire du monde.

Son dernier livre, World Order est sorti en 2014, sans traduction française à ce jour, à ma connaissance. A 91 ans, Henry Kissinger montre qu’il n’a rien perdu de sa clarté d’analyse lorsqu’il nous présente le tableau des forces en présence et les conditions qui pourraient nous mener vers un ordre mondial, jusqu’à prendre en compte l’évolution des technologies modernes vers les espaces numériques et les cyber-technologies. (« Le cyberespace est devenu stratégiquement indispensable. »)

Au passage, Kissinger prend le temps de s’étendre sur les idées et les actions de quelques grands hommes dans la lignée desquels il se place : Kautilya (un Machiavel avant l’heure, de l’Inde du 3ème siècle avant notre ère et un pionnier de la diplomatie), Machiavel, Richelieu, Talleyrand (« seule une personnalité formidable aurait pu se projeter au centre de tant de grands événements contradictoires »), Bismarck et Theodore Roosevelt sont de ceux-ci.

Cependant, le premier objectif de Kissinger est de décrire les différentes visions de l’ordre du monde parmi les principales civilisations actuelles.

Lui qui est né allemand consacre une grande partie de son ouvrage à la conception européenne des relations entre Etats, qu’il nomme l’ordre westphalien. Pour comprendre cette notion, nous devons remonter le temps jusqu’à la guerre de Trente Ans et à sa conclusion par les traités de Westphalie en 1648.

La guerre de 30 ans impliqua l’ensemble des puissances du continent européen, pour des raisons soit religieuses entre catholiques et protestants, soit politiques liées à la faiblesse structurelle du Saint Empire Romain (qui « n’était en aucune manière, ni saint, ni romain, ni empire », comme l’écrivit plus tard Voltaire), soit stratégiques, de la part de la France entre autres, qui choisit de s’allier à la Suède protestante afin d’affaiblir les Habsbourg et ainsi contrer les tentatives d’invasion espagnoles.

Cette guerre fit plusieurs millions de morts et décima l’Europe Centrale qui perdit 60% de sa population.

Les négociations pour la paix durèrent quatre ans et poussèrent 109 délégations représentant 194 Etats et groupes d’intérêt à se réunir en deux endroits distincts de Westphalie : Münster pour les représentants des états catholiques et Osnabrück pour les protestants. Les six premiers mois furent passés à se disputer à propos de qui s’assiérait où et qui devait précéder qui en entrant dans une pièce. Bref, l’ère des relations internationales était née.

Les tenants de la paix de Westphalie sont des principes ayant toujours cours aujourd’hui, sur lesquels se fonde l’idée d’ordre westphalien :

  • la souveraineté des Etats à l’intérieur de frontières reconnues et leur droit à gérer leurs affaires internes et notamment religieuses comme ils l’entendent, en d’autres termes un principe de légitimité et de non-ingérence
  • l’égalité entre Etats dans leurs relations diplomatiques, indépendamment de leur taille territoriale, puissance militaire ou économique
  • le pardon des fautes du passé : « un oubli et une amnistie perpétuelle de tout ce qui a été fait depuis le commencement de ces troubles » selon les termes du traité
  • l’avantage de l’autre, c’est à dire la poursuite d’une politique économique visant au bénéfice mutuel entre partenaires (« …et que cette paix et amitié s’observe et se cultive sincèrement et sérieusement ; en sorte que les parties procurent l’utilité, l’honneur et l’avantage l’une de l’autre »)
  • l’équilibre des puissances (balance of power), censé limiter les velléités hégémoniques des plus grands Etats en poussant naturellement les plus petits à se coaliser par des jeux d’alliance selon les circonstances

Notons que l’équilibre obtenu sur la base de ces principes était alors facilité par la désagrégation des puissances d’Europe Centrale et le morcellement du Saint Empire Romain en plus de 300 territoires.

L’ordre westphalien fut bien sûr fort malmené au long des siècles qui suivirent, mais il fut également restauré de manière éminente à deux reprises.

Le Congrès de Vienne en 1815 mit fin aux conquêtes napoléoniennes, rétablit l’équilibre des puissances et mit au point un système de conférences diplomatiques qui prirent le nom de concert européen, auxquelles le perdant d’hier, la France, fut rapidement intégré.

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les principes westphaliens inspirèrent la création de l’ONU et la formation de la République Fédérale d’Allemagne en 1949, avec laquelle la France choisit de s’allier pour avancer vers l’idée de communauté économique européenne.

L’ordre westphalien n’est pour autant pas une conception partagée par toutes les civilisations. J’aborderai dans un prochain billet les autres visions de l’ordre du monde telles que décrites par Kissinger, celles notamment de la Russie, de la Chine, du monde musulman et de l’Amérique.

Christophe Mayca

1er juin 2015

9 réflexions sur “Kissinger et l’ordre du monde /1

  1. Kissinger, qui malgré le mal qu’il à fait, était et reste un grand Monsieur, visionnaire du 20 et 21 ème sciècle. Il a sut échappé aux nazies juste avant la 2ème, mais ne sais pas mieux comporté dans ses conseilles, décisions politiques ou encore diplomatique. Malgré tout il obtient le prix Nobel de la paix en 1973, comme quoi ? Une phrase me vient à l’esprit, méfions nous du diable qui dors en chaque être humain…
    Par contre je ne savais pas que l’ONU c’étais inspiré des principes westphaliens, qui comme tu le précise ne date pas d’hier, très intéressant, merci Christophe, superbe Post.

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  2. Ben oui, si je ne me trompe pas c’est en Europe que l’on a « inventé » la géopolitique, même en Allemagne, non ? (un prochain post Christophe ?)
    Quand même 91 ans ! mais qu’est ce qu’il mangent tous pour être encore en forme à cet âge là ?
    J’attends la suite avec impatience !

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  3. Ton début de récit m’a interpellé, non pas pour ce qu’a fait Kissinger au Laos et au Cambodge, nous y étions et avons étudiés l’histoire, mais pour le Pakistan en effet je ne savais pas que le Pakistan Oriental était entre 1955 et 1971 une province du Pakistan que nous connaissons actuellement. Né de la division du Bengale en deux lors de la partition des Indes en 1947, et fut attribuée au Pakistan. J’ai vraiment été surpris, on en apprend tout les jours. Je te laisse un article très intéressant la dessus: http://laregledujeu.org/2013/10/02/14277/retour-au-bangladesh/

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  4. Merci Christophe pour ton article qui est aussi très intéressant. Depuis que ton post est sorti, je me documente sur cette partie du monde par l’intermédiaire du Net, articles et documents rares sur YouTube. Ce qui m’interpelle le plus dans ce conflit, n’est pas le nombre de mort, trois, cinq voir plus, mais le laps de temps, dans le quelle il a été commis, moins de 10 mois, avec et surtout l’indifférence total de la communauté International.
    Juste pour mémoire, entre 39 et 45 les Nazies ont exterminé cinq à six millions de Juifs…
    La communauté International a la mémoire courte pour laisser faire une telle atrocité, à quoi serre de créer l’ONU en 49, qui je le rappel était une finalité pour la paix internationale, si c’est pour renouveler un génocide peut de temps après celui des Nazies ? Le monde tourne à l’envers, l’intérêts stratégique ou des matières premières pour certaines nations sont plus important que des vies humaines, nous en serons jusqu’à nos jours une fois de plus les témoins avec le Rwanda, le Kossovo ou dernièrement le Kenya 😦

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  5. Je vois quelques points dans ton commentaire qui pourraient donner lieu à de longues discussions.

    La communauté internationale n’existe pas. Lorsque ce sera le cas, nous vivrons dans un véritable ordre mondial. En attendant, chaque Etat défend ses intérêts, en accord avec les autres nations si c’est possible, en opposition s’il le faut.
    Le principe westphalien qui a été le plus discuté ces dernières décennies est celui de la souveraineté absolue d’un Etat à l’intérieur de ses frontières. Autrement dit, l’idée du droit d’ingérence a fait son chemin, c’est à dire le droit d’intervenir dans les affaires d’un Etat, sans l’accord de l’appareil au pouvoir. Les cas d’ingérence ont été assez nombreux dans l’histoire récente et on en voit bien les limites aujourd’hui:
    – un jeu d’alliances en faveur d’une intervention se heurtera nécessairement à des contre-alliances ;
    – un objectif clair est indispensable. Les USA avaient des buts nombreux et contradictoires lorsqu’ils ont décidé de débarquer en Irak. Le premier objectif de l’intervention en Libye était de protéger Benghazi, pas de faire tomber Kadhafi ; c’est pourtant ce qui c’est passé ;
    – Il faut un plan bien pensé sur le long-terme. Une fois qu’on a fait tomber un dictateur et mis à terre l’organisation politique d’un Etat, qu’est-ce qu’on fait ensuite ? (voir l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la Somalie…) ;
    – il est important de bien mesurer le poids militaire de la puissance qu’on veut affronter, comme en cas de guerre conventionnelle. Qui ira intervenir par les armes chez un voisin disposant de l’arme nucléaire, quelle que soit l’intensité des massacres qui y sont perpétrés ?
    A ce propos, un mot à propos de la victoire sur les Nazis. Pour les battre, il a bien fallu s’allier à l’URSS de Staline. Pourtant, Staline a fait pire que Hitler, en envoyant à la mort 15 à 20 millions de personnes.

    Bref, les conséquences d’une intervention peuvent être aussi néfastes sinon plus que le respect de la non-ingérence. Le droit d’ingérence, c’est aussi accepter le risque qu’une puissance monte un dossier bidon pour justifier la nécessité d’une intervention (comme le Japon en Chine en 1937 et, encore une fois, les USA en Irak en 2003).

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